Les grands ont aussi besoin de jouer!

 

Lâcher le magasinage, le ménage, le panier de lavage pour… jouer, tout simplement. Loin d’être fou, c’est même essentiel pour notre santé.

Petite, j’aimais regarder les adultes de ma famille jouer aux cartes. Ils s’obstinaient, usaient de stratégie, parlaient fort, riaient beaucoup, bref, ils s’amusaient. Je m’endormais sur un divan, bercée par ce brouhaha entremêlé de cris et d’exclamations. Du bonheur simple, mais je ne le savais pas. J’avais tellement hâte de faire partie du clan des grands qui pouvaient jouer jusqu’aux petites heures du matin! J’ignorais alors que cet héritage précieux qu’ils m’ont légué, j’aurais tendance à le malmener une fois devenue adulte. Pourtant, cet amour des parties de cartes enflammées est toujours en moi. Pourquoi ai-je arrêté de jouer?

Jouer, on le sait, c’est important pour les enfants. C’est ainsi qu’ils apprennent et qu’ils développent différentes habiletés: la mémoire et la concentration tout autant que la créativité ou la stratégie. Pourtant, l’enfance à peine évaporée, on délaisse peu à peu le jeu. Surtout, les femmes. On n’a qu’à regarder les fillettes dans les cours d’école: dès la 4e et la 5e année, elles préfèrent se promener et jaser au lieu de faire des parties de ballon-chasseur comme le font plus spontanément les garçons.

 

Conditionnées à la performance

Pour les adultes, le jeu peut sembler sans but, voire inutile. Pourtant, il serait indispensable à tous, et ses bienfaits sont indéniables: réduction du stress, stimulation intellectuelle, développement de la créativité, connexion avec les autres, etc. «Évidemment, le jeu n’a pas la même vocation chez les adultes que chez les enfants. Il faut s’amuser et avoir du plaisir, ne serait-ce que pour chasser le stress», déclare Paulette Guitard, ergothérapeute et professeure à l’École des sciences de la réadaptation de l’Université d’Ottawa, dont la thèse portait sur l’attitude ludique chez les adultes.

Une fois devenus adultes, on nous a demandé de devenir plus responsables et réfléchis. «On a beaucoup de responsabilités, c’est donc normal d’être plus sérieux. Plus encore, on est conditionnés par notre époque, qui nous incite à produire, et il est très difficile de décrocher de ce mode», indique la psychologue Lucie Mandeville, qui a écrit Le Bonheur extraordinaire des gens ordinaires. Les réticences envers le jeu sont donc grandes. Les croyances sont tenaces: Un adulte qui a réussi devrait avoir un horaire ultrachargé, signe de productivité. Ce qui n’est pas utile ne sert à rien. Le jeu n’est pas sérieux et comme adultes, on n’est pas censés s’amuser.

«Il y a beaucoup de résistance en nous, car on prend notre rôle d’adultes très au sérieux. On se demande ce que les gens vont penser de nous si on s’amuse. Et puis, on est très conditionnés par ce que va nous procurer chacune de nos actions», déclare le psychologue Jean-François Vézina, auteur de Tout se joue avant 100 ans!, un livre qui incite à éveiller notre sens du jeu dans toutes les sphères de notre vie.

Cela expliquerait peut-être même pourquoi les femmes arrêtent de jouer plus jeunes et pourquoi elles ont du mal à le faire, une fois adultes. «Chez les jeunes filles, le rôle de prendre soin des autres est inscrit de façon viscérale et plus tôt, avance Jean-François Vézina. Aussi, les filles ont souvent davantage besoin de se conformer à la norme et à des règles. Et elles se sentent rapidement coupables si elles ne les suivent pas.» Le milieu où on évolue a aussi tendance à forger ces camps distincts. «Les filles aiment davantage imiter les autres, poursuit Paulette Guitard. Elles sont plus sensibles aux réactions obtenues également. Si elles font quelque chose et qu’elles récoltent une réaction qu’elles n’aiment pas, elles ne le referont plus.»

À lire aussi: 10 jeux pour animer vos soirées

Se réaliser par le jeu

Pourtant, selon le psychiatre Stuart Brown, fondateur du National Institute for Play en Californie, rien n’allume autant le cerveau que le jeu. Par lui, on réduit notre niveau de stress, on améliore nos relations avec les autres et on garde notre cerveau alerte. Le potentiel humain se découvre par le jeu. Plus encore: le jeu est indispensable au progrès humain, car les concepts nouveaux, audacieux et novateurs germent dans les cerveaux habitués à jouer avec les idées.

«J’aime mieux parler d’attitude ludique, souligne Paulette Guitard, car jouer, ce n’est pas seulement s’attabler autour d’un jeu de table. C’est bien plus que ça!» En effet, jouer, c’est autant grimper dans les arbres, sauter sur un trampoline, faire du karaoké, se lancer un frisbee, glisser dans un toboggan, faire une blague ou un casse-tête, etc. À la limite, c’est une activité inutile, car il n’en restera rien de concret le lendemain, à part le plaisir de s’être amusé. C’est ce focus qu’il faut retrouver: l’expérience réelle. La bonne nouvelle, c’est que plus on se laisse aller à jouer et plus il devient facile de le faire. Et plus on apprécie le changement de rythme que cela nous apporte. Notre vie d’adulte tournant presque continuellement autour du travail, le jeu devient donc une précieuse soupape.

Chaque matin, Catherine, professionnelle, maman de deux jeunes enfants, boit son café en jouant. «C’est mon temps à moi avant de débuter la journée. Les enfants regardent la télé et moi, j’écris un mot sur chacune des sept parties de Scrabble en ligne auxquelles je joue. Jouer me permet d’oublier mes engagements et ce que je dois faire. Pendant quelques minutes, je ne pense qu’à composer 7 mots!» raconte la femme de 31 ans. Faire abstraction du reste n’est pourtant pas simple; on s’y autorise très peu. «On a plus de mal à jouer que les enfants, car on a une perspective du futur. On prévoit notre temps. Les enfants, eux, arrivent plus facilement à vivre dans le moment présent. Même les hommes ont davantage cette capacité de lâcher prise», avance Lucie Mandeville.

Jouer peut être confrontant, car cela présume qu’on se donne la permission de ne pas avoir un horaire réglé au quart de tour. Souvent, quand survient un trou inespéré dans notre horaire, on ne sait pas quoi en faire. «Le vide est anxiogène», ajoute Lucie Mandeville. Dans nos vies trépidantes, quand on a du temps libre, on est plus porté à regarder la télévision ou à naviguer sur Internet. «On a perdu le sens de l’ennui, cette capacité de ne rien faire et de ne pas tout de suite se précipiter sur son iPhone. On doit se mettre à chercher ce qu’on aimait faire avant dans nos temps libres. Tranquillement, on va développer une créativité qui nous est propre, qui nous fait nous sentir vivant.»

À lire aussi: 10 trucs pour être heureux comme un enfant!

Retrouvailles à souhaiter

Le jeu a toujours fait partie de la vie de Pierrette, misoixantaine. Au fil des ans, elle a joué aux cartes, aux quilles avec les enfants de son entourage, à des jeux de société, etc. «Je ne m’ennuie jamais, déclare-t-elle. J’ai des groupes d’amis différents qui aiment des activités différentes. Maintenant que je suis à la retraite, jouer me permet de garder des liens avec les autres.»

Il n’est jamais trop tard pour renouer avec les plaisirs simples du jeu. Pour y parvenir, il est préférable d’y aller par petites doses. Inutile d’attendre d’avoir deux heures devant soi ou un week-end complet – de toute façon, ce moment pourrait nous effrayer plus que nous motiver! Il est préférable de s’accorder de petites pauses ludiques de 5 ou 10 minutes régulièrement. Chaque jour, si possible. Plusieurs fois par jour, même. «Autrement, c’est facile de dire: « Je n’ai pas le temps. » Par petites doses, c’est plus réalisable», suggère Paulette Guitard. Et puis, c’est une roue qui tourne: plus on le fait, plus c’est facile, plus on en a besoin, plus on a hâte à ces petits moments de relâchement. On peut même les mettre directement à notre agenda et le dire clairement aux membres de notre famille: «Entre 18 h 45 et 19 h, c’est mon moment à moi pour faire un mot caché.» Également, on résiste à la tentation de repousser les occasions qui s’offrent à nous sous prétexte que tout n’est pas parfait.

Si on tourne en rond quand on a du temps devant soi, deux techniques peuvent nous aider. D’abord, on plonge tête première dans nos souvenirs: Qu’est-ce qu’on aimait faire, jeune? À quoi passait-on des heures sans, justement, les voir passer? Une autre façon est de se demander ce qu’on fait en vacances ou au chalet. (Eh oui, il y a des lieux où on s’autorise davantage à prendre du temps pour soi.) On n’a aucune gêne à faire un casse-tête pendant des heures au chalet, mais on ne le fait pas chez soi. Pourtant, qu’est-ce qui nous en empêche? On doit se donner la permission de jouer et de mettre notre interrupteur à «Jeu» le plus souvent possible. Dès que notre esprit se met à nous dire qu’on «perd» notre temps, on se rappelle combien on se sent bien quand on lâche prise. Souvent, cette pirouette mentale est suffisante pour chasser nos réticences. Toutefois, attention à ne pas perdre l’esprit du jeu et sa gratuité, autrement on retombe en mode résultats.

Finalement, s’entourer de gens qui aiment s’amuser facilite notre propre propension à nous laisser aller au jeu. Si nos amis sont trop sérieux, il y a peu de chance qu’on s’ouvre à eux librement en leur racontant notre dernière soirée de karaoké. Et comme les enfants jouent spontanément sans attendre de résultat autre que le simple fait d’être heureux, là, maintenant, on se colle à eux pour renouer avec le plaisir tout simple de jouer. Ce sont les meilleurs petits mentors qui soient!